Rencontre avec Danièle Delorme

Danièle Delorme c'est soixante ans de théâtre et de cinéma. Fille du peintre et affichiste André Girard, compagne de Gérard Philippe, de Daniel Gélin et d'Yves Robert, l'actrice et productrice de cinéma a récemment publié ses mémoires aux éditions Robert Laffond, sous le titre : "Demain tout commence".

De passage à Nice, la comédienne qui s'est imposée comme l'une des héroïnes préférées des français, au théâtre comme à l'écran, a accepté de répondre à nos questions. Elle revient sur ses années passées à Nice, sous l'occupation, nous livrant un témoignage émouvant...

Interview 1ère partie

NeM : Vous avez une passion pour les dessins humoristiques, vous êtes d’ailleurs la seule en France, je crois, à exposer des dessins humoristiques …

Danièle Delorme : Oui, je n’expose que des humoristes. Et vous savez pourquoi ? Parce que j’adore rigoler. J’ai une petite galerie et André François, qui faisait des grands tableaux, m’a posé quelques problèmes car je n’avais pas assez de mètres carrés. Alors j’ai ouvert une autre petite galerie juste en face où je peux mettre quatre ou cinq grandes toiles, ce qui n’est pas mal.

NeM : Vous connaissiez Giacometti ?

D. D. : Alors j’ai rencontré Giacometti, si je puis dire, disons croisé, et je voulais même faire un portrait de lui au travers d’une collection qui s’appelait Témoins et qui malheureusement a sombré avec les magnétoscopes, puisque les magnétoscopes ont été interdits au moment où ma collection est sortie, tout bêtement. Après les magnétoscopes sont repartis de plus belle mais moi j’avais arrêté. C’est dommage, j’avais une belle collection.

NeM : Dans votre collection Témoin il y avait Jean Genet, Antoine Bourseiller … Et ce qu’avait écrit Jean Genet sur l’atelier d’Alberto Giacometti est magnifique…

D. D. : Oui, d’ailleurs dans le portrait que j’avais fait sur Jean Genet il y avait un passage de Giacometti, que j’avais retrouvé dans des archives. C’était formidable. Il était beau.

NeM : Alors d’où vient cette passion pour les dessins humoristiques ?

D. D. : En fait, de mon père, durant la guerre, j’avais à l’époque douze ans et demi, treize ans, au moment où nous sommes partis en exode comme tout le monde, papa n’avait pas un rond. Il était artiste peintre et il est parti avec quatre petites filles, la grand-mère, maman… Alors maman conduisait, papa dessinait à côté et quand on arrivait dans une ville, on s’arrêtait, et maman allait vendre, soit aux Galeries Lafayette, enfin là elle pouvait vendre les dessins d’Hitler, de Goebbels, qui étaient des dessins humoristiques d’une violence énorme puisque mon père était très à Gauche et très politisé. Il militait contre l’invasion allemande. Et on bouffait grâce aux dessins humoristiques que maman vendait. Elle vendait les dessins et elle ramenait les sandwichs… Et on a fait l’exode, comme ça, jusqu’à Antibes. Arrivés à Antibes nous n’avions plus de bagnole, elle avait rendu l’âme, elle ne pouvait aller plus loin, mais nous étions en zone libre. Papa a fait de la résistance tout de suite, et puis maman a été arrêtée, puis déportée et papa est parti à Londres, et puis tout à éclaté et moi je suis restée dans la nature.

NeM : Et là c’est la rencontre avec le prince charmant.

D. D. : Oui avec Gérard Philippe, nous prenions des cours ensemble. C’est moi qui l’ai emmené chez Jean Wall. Lui il passait son bac, qu’il avait raté l’année d’avant, au lycée Nietzche. D’ailleurs je me souviens, nous étions entre Nice et Cannes, tous les deux nous lisions Nietzche, nous avions des porte-bagages avant, et on lisait du Nietzche en faisant du vélo. C’était romantique. J’avais quinze ou seize ans, Gérard dix-huit.

NeM : Enfant vous vous orientiez vers une carrière de concertiste. Qu’est-ce qui vous a amené à faire de la comédie ?

D. D. : Non, non pas du tout. Je faisais du piano mais vous imaginez bien qu’en exode nous n’avons pas emmené le piano, donc j’ai fais de la comédie comme ça. En fait on avait recueilli Suzanne Despres à la mort de Lugné-Poë qui avait dirigé le Théâtre de l’Œuvre. Gérard, lui, suivait des cours de comédie, chez Huet à Nice et moi j’avais trouvé des cours à Cannes. J’habitais Antibes à l’époque et c’était plus près pour moi d’aller à Cannes. Mes parents n’ont pas voulu que j’aille jusqu’à Nice suivre les cours de Huet alors c’est Gérard qui est venu suivre les cours de Jean Wall à Cannes. Et puis il y avait aussi Claude Dauphin qui avait monté une troupe, au casino de Cannes qui était, à l’époque, un très beau théâtre à l’ancienne, à l’italienne. C’était très beau, la salle était superbe, et là nous avions réussi, Gérard et moi, sur une audition, à être engagés dans Poil de Carotte, de Jules Renard, où je jouais le rôle du petit garçon. Faut dire que je n’avais pas de seins à l’époque, j’étais plate comme une limande… (rires) Et j’ai réussi à faire engager Gérard dans la dernière scène d’Une grande fille toute simple, d’André Roussin, avec Madeleine Robinson. Ce qui fait que nous avons fait nos début tous les deux sur la scène de Cannes.

NeM : Et là c’est la rencontre avec la famille Allégret…

D. D. : Oui, c’est là que Marc Allégret m’a vu sur scène. Il voulait faire Le blé en herbe et il a vu Gérard qui jouait dans Une grande fille toute simple. Alors il est venu en coulisses, il a vu que nous étions copains et alors il a pris des photos de nous deux pour nous faire jouer dans Le blé en herbe.

NeM : C’est une collaboration qui va durer un petit moment avec Marc Allégret…

D. D. : Oui. En fait maman avait été arrêtée, papa était à Londres et nous étions disloqués complètement. Les petites sœurs étaient plus ou moins dispatchées. Elles sont parties, Dieu merci, chez un épicier et sa femme, dans le centre de la France. Maman avait été arrêtée et elle était internée, pendant six mois, aux Baumettes. Donc nous il fallait que l’on se cache. Parce que les allemands seraient venus mettre l’appartement à feu et à sang.

NeM : C’est à ce moment que vous avez changé de nom grâce à Bernard Blier ?

D. D. : Oui. C’était sur le décor Les petits du quai aux fleurs (1943), qui était un décor de librairie. Bernard disait alors « sa mère est arrêtée, la gestapo va arriver, il faut qu’elle change d’identité » et il a sorti le livre de Marion Delorme. Puis il m’a dit : « appelle-toi Delorme. Deux D c’est très bon, moi je m’appelle Bernard Blier, ma fille s’appelle Brigitte, mon fils s’appelle Bertrand … deux initiales c’est bon. » Et c’est comme ça que je me suis appelée Danièle Delorme.

NeM : C’est une période pendant laquelle vous allez être très proche de Simone Signoret…

D. D. : C’est à-dire qu’avec Simone nous avions fait de la figuration ensemble dans Les visiteurs du soir. Alors nous n’avions pas grand-chose à faire, nous faisions de la figuration, et elle m’avait entrainé là-dedans au moment où je n’avais plus rien, plus de logis, plus de quoi bouffer, la gestapo aux trousses… Et je me souviens que nous étions payés avec des sandwichs au Roquefort. Et il y avait même, parfois, un petit peu de beurre avec le Roquefort, je me souviens. Je faisais des cachets de figuration dans Le grand banquet avec des chapeaux en tunnel, puis j’ai fait Félicie Nanteuil, Les petits du quai aux fleurs, La belle aventure etc… Et puis à ce moment là j’ai été arrêtée, je me suis évadée et il a fallu que je me cache. Je suis partie dans le centre de la France me cacher parce que sinon j’allais partir, avec maman, en camps de concentration si je continuai. Delorme ou pas Delorme ils allaient me piquer. Auparavant, je m’étais cachée chez un docteur, mais à Nice, à l’époque où je tournai à La Victorine, qui était le docteur Teller et la nuit j’entendais les pas des bottes des boches. J’étais terrorisée, je pensai que l’on venait me chercher et en fait ils sont venus arrêter le médecin chez qui j’étais cachée et qui faisait parti du même réseau.

NeM : Vous-même, vous avez joué un rôle au sein de la Résistance ?

D. D. : Non je n’ai pas joué vraiment de rôle. J’ai simplement, à un moment avant que mes parents ne soient arrêtés, enfin papa partit à Londres et maman arrêtée, été chargée d’un courrier. En fait c’est la mère de Gérard Philippe, qui m’avait tiré les cartes et qui m’avait dit que : « j’allais passer une mer ». Moi je savais bien que je ne pouvais pas bouger et je me disais « elle débloque »… Et puis je suis partie de Nice, en bateau, pour la Corse pour porter un courrier pour la Résistance. C’était à Bastia. Et je suis partie de Nice, et pendant que j’étais à Nice, les italiens ont envahis la Côte. Ce qui fait que mes parents m’ont donné un courrier pour la Résistance, parce que j’étais toute petite et que je faisais plus jeune que mon âge. Donc on m’avait donné un courrier à faire passer à Bastia et lorsque les italiens ont envahi la Côte, tous les ports étaient bouchés et je n’ai pas pu rentrer. Je suis, restée plus d’un mois et demi, cachée à Bastia chez les gens de la Résistance à qui j’avais apporté un courrier. Pendant ce temps mes parents avaient du quitter notre logis. Ce qui fait que l’on ne pouvait plus les appeler, on ne savait pas où ils étaient, et moi j’étais à Bastia… Et vous savez quoi ? Il y a six mois, une dame m’écrit de Suisse, en me disant qu’elle était médecin et qu’elle est issue de la famille des gens qui m’avaient caché à Bastia. Et c’est cette famille là qui a réussit à me mettre dans un panier, caché dans une motte de paille, sur un bateau de nuit pour pouvoir regagner la Côte. Et c’est en partie grâce à cette femme qui est maintenant médecin à Genève et qui a fait le voyage pour venir me voir en me disant : « Est-ce que vous vous souvenez de moi et de Jacquot etc…? ». Et j’ai dis : « Oui je me souviens j’étais cachée chez-vous ». Ils avaient été adorables parce que pendant un mois et demi ils m’avaient hébergé, nourrit, soigné…

NeM : Merveilleux souvenirs…

D. D. : Oui, il faut dire qu’ici j’ai des souvenirs. Quand j’ai débarqué de nuit, enfin au petit matin, à Nice, dans le port, juste là, j’ai tout de suite cherché à joindre mes parents, mais ils avaient disparu. Et là j’ai eu la trouille de ma vie parce qu’il fallait vraiment que je les retrouvent. Et c’est là où j’ai retrouvé Gérard, et puis après tout se gâte, mais arrêtera là parce que… (vive émotion). On stoppe les épisodes de cette époque si vous voulez bien.

Propos recueillis par Williams Vanseveren-Garnier

Avec la collaboration de Daniel Lance