Dans le cadre de ses conférences mensuelles, "Actu-Philo" au Centre Universitaire Méditerranéen, le philosophe Daniel Lance recevait, le 25 février dernier, le Professeur Françis Jacques sur le thème : "Question d'évolution : Darwin". Nice en Mouvement est allé à sa rencontre : NeM : Bonjour Professeur. Vous êtes venu à Nice nous parler de Darwin et de la question de l’évolution. C’était à l’occasion des débats animés par Daniel Lance "la philosophie commente l’actualité " au Centre Universitaire Méditerranéen. Parmi les sujets d’actualité philosophique, aux épreuves du bac blanc, il y avait ce sujet : " les cultures se valent-elles toutes ? " Que pensez-vous du sujet et qu’auriez-vous répondu si vous aviez été un lycéen Niçois ? Pr Francis Jacques : Je pourrai vous répondre que je n’aurais pas choisi ce sujet. Parce que ce n’est pas ma question. Mais je veux comprendre votre question. Vous me pardonnerez de vous dire ma première réaction : pourquoi ce sujet ne me plaît pas beaucoup. Une fois de plus, on prend la question de la culture du côté du multiple et donc du relativisme. Ce qui prouve sans doute qu’on est en grave crise culturelle, Moi je pense qu’au lieu de noyer le poisson dans le multiple, on peut traiter la question du côté du pluriel et donc de la répartition d’une unité en quelques composantes essentielles. L’idée de relativité culturelle me parait caractériser l’une des idéologies de notre temps. Il y en a une autre : le féminisme qui se demande comment aller jusqu’au bout de lui-même. Avec le relativisme culturel ce sont les deux idéologies de notre temps. Donc la première chose que je ferai, si j’avais à rédiger une copie sur ce sujet, c’est sinon de récuser le sujet, de dire du moins de dire pourquoi je ne ferai pas l’éloge du sujet. Pourtant il importe, quand on est candidat au baccalauréat ou à quelques concours que ce soit, de pouvoir faire l’éloge du sujet. Or je reconnais que je n’aime pas trop ce sujet parce qu’il est plus destructeur que constructif. La vraie question n’est pas qu’il y ait plusieurs cultures mais que certaines d’entre elles ont une manière de monter vers l’universel. Si je devais reformuler la question se serait de la façon suivante : "Est-ce que vous pensez qu’il y a différentes manières de monter à l’universel selon les cultures ? " Voilà comment je reformulerai le sujet. A partir de là je vois sur quoi j’aurais insisté : 1) toutes les cultures ne sont pas également universalisables. Certaines piétinent et rabâchent. La barbarie interne peut croître à travers certaines formes culturelles : l’idéologie technocratique, un certain ‘réalisme socialiste’, la réification de la société marchande. 2) L’universalisation ne s’observe pas également sur tous les faits culturels : formes logiques simples et types d’interrogation, principes moraux comme la réciprocité, institutions, artefacts technologiques, rites, cultes et coutumes, valeurs et préférences. 3) Tout n’est pas universalisable au même sens. L’universalisation de la rationalité scientifique n’a pas le même sens que la montée vers la spiritualité qui concerne la pensée artistique ou religieuse. On pourrait parler d’universaux au pluriel. 4) L’universalisation d’un noyau culturel passe par un moment critique. Voyez comme la mythologie des anciens Grecs subit une mutation en tant que recherche physique des causes. Et comme le rituel juif a su se transformer en une loi à portée universelle grâce à l’enseignement des prophètes. Parlons d’universaux en évolution. NeM : Ma seconde question n’est pas d’ordre philosophique mais théologique. Freud nous rappelle toujours que l’individu recherche le bonheur absolu. Ensuite qu’il dresse des obstacles pour ne point y parvenir… Mais alors au final que recherche-t-il ? Pr Francis Jacques : C’est un excellent sujet pour le coup. Je vous en remercie vivement. Que l’individu soit fait pour le bonheur absolu est un lieu commun transculturel. Je dirai qu’une chose est de prôner le bonheur comme fin naturelle, et une autre chose de prôner la béatitude comme fin surnaturelle. Déjà on n’est pas obligé de s’enfoncer dans le seul bonheur. Il y a le bonheur et la béatitude. Il y a un passage du sermon de Saint Mathieu sur la montagne qui concerne les Béatitudes tout à fait remarquable… Bien heureux les persécutés pour la justice car ils auront la terre en partage. Bien heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde etc.… Chaque affirmation paradoxale décrit une situation : pauvres, affamés, ils pleurent, ils sont haïs et persécutés. Mais le regard porté sur eux est illuminé par le Père. Ces paradoxes sont des promesses eschatologiques. Ce qui est promesse chez Luc n’est autre que l’expérience vécue de Paul (1Co 4, 9-13). Les Béatitudes sont données dans la version de Mathieu, 5, versets 1 à 14, comme un portait voilé de la personne même de Jésus : le vrai pauvre doux et humble de cœur, le cœur pur qui compte sur Dieu en permanence. La Béatitude est une sorte de bonheur à l’envers que Dieu veut pour nous. Vous me demandez ensuite avec à propos (et avec beaucoup d’humour) pourquoi rechercher le bonheur absolu et ensuite multiplier les obstacles pour ne pas y parvenir. A mes yeux cela peut vouloir dire qu’on n’est pas satisfait de la détermination du bonheur qu’il a fait et donc qu’il multiplie les obstacles par une sorte d’autocritique sur ce chemin vers le bonheur absolu qui ne le satisfait pas. C’est le sens que je donnerai. Mais il y a une deuxième signification qui est sans doute plus simple et tout à fait compatible avec la première. Cela veut dire qu’en général nous ne commençons pas, dogmatiquement, doctrinalement par un énoncé de croyances, mais plutôt par une recherche, par un questionnement. Donc si j’ai une réponse à la question "Qu’est-ce-que le bonheur ?" je demande tout de suite de le mettre en position de questionnement. Et c’est le questionnement qui m’intéresse et qui intéresse, me semble-t-il, ceux qui ont répondu en suscitant des obstacles. Et Freud en sa lucidité ne manque pas de se faire l’écho de ce genre de réponse. NeM : Vous venez d’animer une conférence au Centre Universitaire Méditerranéen. Comment avez-vous perçu le public venu assister à la conférence sur : " Question d’évolution : Darwin ? " Pr Francis Jacques : Je dirai que c’est un public composite. C’est un public qui fait partie d’un grand public cultivé. Or, voyez-vous, J’ai n’ai eu aucune peine à faire passer mon message : qu’il convient de parler de l’évolution au pluriel ; qu’on avait tout à gagner à distribuer les théories en deux modèles, l’un qualifié de "mécanique", dérivé de Spencer, l’évolutionnisme biologique, que les sciences de la nature se proposent à les prendre en charge. L’autre modèle qualifié de "rationnel", qui remonte à Durkheim, souligne l’importance de la sélection rationnelle des idées dans l’évolution sociale et morale. Le cas de Darwin étant beaucoup plus subtil car il laisse entrevoir une mise en tension de deux processus, dont l’un serait plutôt hominisant, l’autre plutôt humanisant. En effet l’émergence de l’homme va nous apparaître à double détente. On peut en effet distinguer deux mutations : hominisante qui détermine l’espèce à devenir biologiquement humaine. Et humanisante qui ouvre une carrière culturelle à la liberté de l’espèce, à force de conquêtes de nature religieuse, éthique, juridique. La seconde ressemble plus à une auto-production qu’à une évolution. Les stoïciens le disaient, l’homme est "confié à lui-même". Ces deux mutations ne débouchent pas sur la même temporalité. La seconde met en l’homme humanisé un principe de progrès infini. L’humanisation culturelle n’est pas l’hominisation biologique. Oui, ce qui me frappe avant tout c’est l’attention et l’intérêt soutenu de ce public. Au moment et à un âge où l’on préfère normalement confirmer ses opinions, afin de ne pas remettre en question les acquis de la vie. Remettre en question ses opinions propres dans des soirées de ce genre avec un désintéressement et une ferveur de cette qualité est tout à fait remarquable. La ville de Nice peut être fière de pouvoir réunir autant de monde dans ces débats organisés par Martine Daugreilh et Daniel Lance. Propos recueillis par Williams Vanseveren-Garnier
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Le CUM : "un grand public cultivé", Professeur Françis Jacques
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